Chronique – par Michel Foata-Prestavoine
On dit souvent que l’argent n’est pas magique. Et pourtant, à l'évidence il l'est ! Il envoie des voitures dans l’espace, rassemble des armées, rend quasi omnipotents quelques milliardaires, et maintient, envers et contre toute rationalité scientifique, des activités non essentielles qui détruisent le monde aux plus hauts niveaux de rentabilité.
Alors certains disent que la baguette s’est égarée, qu'on a fait l’erreur d'en donner l'usage exclusif aux banques, que désormais, la seule magie permise est celle du crédit : une création monétaire réservée aux producteurs de richesses. Des richesses qui sont le plus souvent rassemblées au mépris de leurs externalités, c'est-à-dire de leur coût social et environnemental invisible, à payer in fine par tous... Tout cela est vrai. Mais nous pensons que cela n’est qu’un symptôme, la manifestation d’une cause plus profonde encore. Car après tout, si les business les plus rentables étaient les plus soigneux de l'intérêt général, les banquiers ne financeraient-ils pas ces derniers ?
Ce qui nous interroge ici, c'est donc ce qui fait qu'aujourd'hui, ce qui est rentable est la destruction du Bien Commun pour la production de biens privés. Nous nous refuserons ici d'incriminer la “nature humaine”, que chacun reconnaît volontiers comme “égoïste” chez “les gens”, mais jamais chez lui-même ou ses proches. Nous nous y refuserons aussi parce que, malgré l'expansion irrépressible de la civilisation de l'argent, il existe encore des peuplades isolées sans monnaie, qui témoignent de ce qu’a été le fonctionnement de l’humanité pendant des millénaires avant notre ère, avec le soin des communs comme règle et la propriété privée comme exception. La monnaie est un phénomène “stigmergique” : Elle fonctionne comme les traces de phéromones que laissent les fourmis. Chaque transaction dépose une marque, et ces marques, agrégées, orientent les suivantes. C’est cette propriété qui a permis aux sociétés humaines actuelles de complexifier leurs échanges de manière incroyable, de les propager à des échelles gigantesques, et de généraliser ainsi si efficacement, sans plan ni chef d’orchestre, l’exploitation mortifère des biens communs sociaux et environnementaux. Alors si on accepte d'envisager que ce prétendu égoïsme imbécile et forcené de l'humanité n'est qu'un mythe collectif, construit par notre désenchantement devant la dérive de notre civilisation, celle de l'argent, quelle serait alors la cause fondamentale de cette difficulté pour chacun de soigner l'intérêt général ? Nous pensons que c'est derrière une mécanique anodine, réalisée à chaque transaction, que se cache la racine profonde de notre impasse écologique et sociale. Nous pensons que cette mécanique est héritée des coquillages du Néolithique et autres premiers supports matériels de valeur, une propriété qui rend aveugle la monnaie à l'intérêt commun. C'est le fait que la somme qui arrive dans une poche, ne peut être que celle qui est sortie d'une autre : le prix de la transaction.
En effet, examinons d'un peu plus près ce qui se passe lors de chaque transaction. À quoi est sacrifiée la valeur de nos bien communs ? La réponse est simple et bien connue : elle est sacrifiée à la nécessité de minimiser les coûts intermédiaires de production pour le vendeur, afin de lui permettre de stabiliser le modèle économique de son activité tout en proposant un prix concurrentiel au client qui cherche lui-même légitimement à stabiliser son budget. La minimisation des coûts de production consacrés au soin des biens communs est généralement simple et efficace puisque ces derniers, par définition, n'ont pas de propriétaire pour défendre leur valeur. Consommation ou dégradation des ressources naturelles et désorganisation des équilibres sociaux sont donc généralement des leviers puissants d'optimisation des modèles économiques de production. Ainsi, le Bien Commun est généralement sacrifié au compromis des intérêts privés des parties impliquées dans la transaction. Et ce parce qu'elles doivent s'entendre sur une grandeur clef commune lors de l'échange sur laquelle ils ont des intérêts privés contradictoires : son prix. Tout découle donc d'un déterminisme conventionnel qu'on a appris à considérer comme une évidence : Ce que l’un encaisse, un autre doit le débourser. C'est le sens du fameux rappel de nos politiques : “l'argent n'est pas magique”. Rien ne se crée ni ne s’éteint à l’intérieur de l’échange et le bien commun doit toujours avoir son payeur. Résultat : à chaque transaction, unité de base de notre intelligence collective économique, nous ne pouvons recouvrir en argent que l’intérêt privé des payeurs, jamais l'intérêt commun des absents. Et le destin du monde, lui, reste hors champ. La valeur de son soin, bien qu'évidente pour chacun, demeure un coût, un sacrifice privé pour les parties impliquées.
Cette logique avait son sens au Néolithique. Les biens communs n’étaient pas menacés, et l’économie restait indissociable de règles sociales de proximité : on ne pouvait pas laisser mourir son voisin au travail, et on n’avait cure de couper un arbre. Mais depuis la révolution industrielle, la globalisation des échanges a peu à peu permis à l'économie d'échapper à ce contrôle alors même que nous commencions à nous donner les moyens techniques de dépasser les limites planétaires. Puisque la monnaie ne peut reconnaître à chaque transaction que la valeur de l’intérêt privé, c’est la dynamique de prédation qui s'est trouvée amplifiée à toutes les échelles. Ainsi, indépendamment de la volonté de chacun, l’intelligence collective de nos économies concurrentielles et globalisées est devenue aveugle. Toute coopération s'est transformée en compétition, et tout soin en coût insupportable par le marché. Face aux limites planétaires, les monnaies d'aujourd'hui, qu'elles soient bancaires ou décentralisées (cryptomonnaies), sont donc toutes devenues obsolètes, car transformées en phéromones d’une intelligence économique globale prédatrice de ce que chacun considère désormais comme le plus précieux : nos communs sociaux et environnementaux menacés d'extinction.
Chacun trouve ses coupables, les banques, Bercy, les consommateurs, les capitalistes, les États ou les Gafam... Mais ceux-ci ne sont que les produits "naturels" de la logique monétaire, et non l'inverse. Tant que nos monnaies ne reconnaîtront pas, à chaque transaction, la valeur commune autant que la valeur privée, la sobriété et le soin resteront radicalement, lors des transactions, une perte et un sacrifice pour ceux qui y consentent. Y compris pour les États, dont en dernier ressort, on attend la mise en place de contraintes réglementaires ou des redistributions de valeurs, et ce au dépens de la compétitivité internationale relative de leurs propres économies et de leurs recettes publiques…
Mais si la monnaie est un sort, en bons magiciens, ne pourrait-on pas le retourner ?
Nous sommes persuadés que passer de la magie noire à la magie blanche n’est pas si compliqué. Car si la monnaie réalise le projet inscrit dans son architecture, il suffit peut-être de réécrire ce projet. Les citoyens, les institutions publiques, mais aussi, nous le croyons, certain.e.s capitaines d’industrie pressentent déjà cette nécessité de changer ce qui fait valeur. Nous le lisons notamment en filigrane dans une tribune publiée dans le Journal du Dimanche en juin 2022 par les PDG d’EDF, d’Engie et de TotalEnergie. Dans celle-ci, ils nous ont appelé conjointement à “un effort immédiat, collectif et massif” de sobriété énergétique, et affirmé que leur collaboration scientifique et financière aux objectifs de sobriété “sera pleinement efficace sous l’égide des services de l’État et avec l’aide des collectivités, des acteurs économiques et de nos concitoyens”. N'ont-ils pas à ce moment-là de fait reconnu implicitement que ce qui a le plus de valeur se déplace vers les conditions de la cohésion sociale et la résilience ? Peut-être sont-ils prêts, eux aussi, à ce tour de magie : retrouver la baguette perdue et lui faire tracer d’autres cercles dans l’air.
C’est le pari des recherches en cours sur l’Unité de Bien Commun (UBiC) : un projet de monnaie qui brise la symétrie des échanges et matérialise ce faisant en argent non plus seulement l'intérêt privé mais aussi l'intérêt commun.
Comment ? Par un simple renversement de la mécanique de la transaction : Lorsque l'objet d'une transaction a été reconnu légitimement, sur les territoires concernés par sa production, comme soignant leurs communs sociaux et environnementaux, de la monnaie est créée lors de l'échange pour reconnaître cette valeur commune, de sorte que l'acheteur ne la paye pas, mais le vendeur la gagne. A l'inverse, lorsque la transaction dégrade les communs, la valeur disparaît et l'acheteur paye plus que le vendeur ne reçoit. Le prix unique des transactions actuelles se dissocie ainsi en deux grandeurs représentant les intérêts privés des parties impliquées, le montant payé et le montant reçu, dont la somme n’est plus nulle, mais égale à la valeur collective reconnue de l’échange. Cette matérialisation de la valeur commune aligne les intérêts privés avec l'intérêt commun. Le profit reste possible, mais il ne peut plus croître au dépens de ses externalités. Dans un tel système, cette évaluation du soin du bien commun par une activité de production est confiée à des Observatoires du Bien Commun (OBiC), des instances locales où citoyens, chercheurs. acteurs économiques et administratifs sont rémunérés pour délibérer ensemble de ce qui, sur leur territoire, mérite d’être reconnu comme richesse commune. Ces observatoires ne créent pas la valeur : ils la révèlent et la mesurent légitimement. Ils rendent visible ce que l’économie ignore, en donnant une traduction monétaire au soin, à la coopération, à la régénération.

Cette idée n’a rien d’utopique : elle s’inscrit dans les principes du libéralisme lui-même. L’entrepreneur demeure libre de fixer le revenus de sa vente ; simplement, un bonus-malus monétaire déterminé selon un processus rigoureux et légitime sur tous les territoires concernés, change le prix à payer par l'acheteur. Ce qui change, c'est le signal de ce qui est attractif et rentable. Les banquiers peuvent continuer à prêter, les investisseurs à miser, les clients à chercher le produit le moins coûteux, mais l’économie soignant le monde devient la plus prospère. De premières simulations menées grâce au serious game “Les Aventuriers du Bien Commun” montrent qu'avec une telle monnaie, la corrélation entre valeur économique et impact de nos activités s’inverse : avec les monnaies actuelles, la rentabilité augmente à mesure que l’impact collectif se dégrade ; avec des Unités de Bien Commun, c’est l’inverse. Le soin, la sobriété et la réparation deviennent les comportements les plus profitables et l’économie se retourne sur elle-même.
Car ce signal monétaire, comme celui de nos monnaies actuelles n’agit pas seulement sur les pionniers : il se propage. Il diffuse dans les chaînes de valeur. Une entreprise régénérative tire ainsi vers elle ses fournisseurs et ses clients ; un acteur qui choisit de préserver le vivant en entraîne d’autres, car chaque relation économique devient un gain partagé pour le producteur, le client, le banquier, l'État… Le soin devient contagieux, il circule comme la logique du profit aujourd'hui, mais cette fois-ci durablement, et au bénéfice de tous. Il est d'ores-et-déjà possible, pour quiconque intéressé, de vivre cette expérience en sollicitant l'organisation d'une partie de ce jeu sérieux “Les Aventuriers du Bien Commun”. Mais peut-être verrons-nous bientôt aussi naître les premiers laboratoires de cette expérience dans notre vie réelle : des territoires où les habitants, les institutions et les entreprises s’accordent pour mesurer autrement la valeur, et pourront la faire circuler sous la forme d’une monnaie qui récompense le soin plutôt que la prédation. C’est en tout cas le projet auquel nous travaillons désormais, et l'invitation que nous lançons ici à tou.te.s les chercheur.se.s, toutes les collectivités et toutes les entreprises intéressées par l'hypothèse d'une transition écologique et sociale qui n’aurait plus besoin de briser le libéralisme et le capitalisme, mais les retournerait sur eux-mêmes. Pour qu'il cessent d’être les moteurs de la destruction et deviennent réellement ceux de la réparation.
La monnaie resterait magique, mais plus parce qu’elle sait créer la richesse par la destruction, mais parce qu’elle révélerait enfin ce que nous avons cessé de voir : la valeur d’un monde en commun.